Illustrer l’écrit des chartes, forger des stéréotypes et alimenter l’imaginaire, dans la France du Moyen Âge à la Renaissance.

Séjour d’étude de Ghislain Brunel (Archives nationales de France) du 23 octobre au 4 novembre 2023.

Résumé

Initiale U, mai 1264 (Archives Nationales).

Au Moyen Âge, l’illustration des actes courants de la vie administrative, sociale ou économique, que les historiens qualifient communément de « chartes », est une pratique de longue durée qui permet de donner une forme plus ou moins solennelle au document, selon l’objet de l’acte, le destinataire, le lieu ou l’événement. Cette pratique se renouvelle profondément lorsque le vivant, humain ou animal, fait son irruption dans l’ornementation des initiales des actes ou de leur première ligne, au cours du dernier tiers du XIII^e siècle. L’enquête menée durant ce séjour a consisté à la fois à catégoriser la forme et la fonction de ces initiales ornées en France entre 1200 et 1350, à dresser une typologie de l’iconographie en usage à partir des années 1260, à repérer la circulation des modèles et des scribes. Les résultats obtenus ont conduit à rehausser l’intensité des liens entretenus entre la composition des chartes et celle des manuscrits, à considérer que leurs influences réciproques étaient beaucoup plus fortes qu’on ne le pensait et que les mêmes scribes étaient sans doute employés aux unes comme aux autres.

Summary

In the Middle Ages, the illustration of daily acts of administrative, social or economic life, which historians commonly qualify as “charters”, was a long-term practice which made it possible to give a more or less solemn form to the document, depending on the object of the act, the recipient, the place or the event. This practice was profoundly renewed when the living, human or animal, burst into the ornamentation of the initials of acts or their first line, during the last third of the 13th century. The investigation carried out during this residential study consisted of both categorizing the form and function of these initials decorated in France between 1200 and 1350, drawing up a typology of the iconography in use from the 1260s, and identifying the circulation models and scribes. The results obtained led us to enhance the intensity of the links maintained between the composition of the charters and that of the manuscripts, to consider that their reciprocal influences were much stronger than previously thought and that the same scribes were undoubtedly employed for the ones and the others.

Compte rendu

En-dehors des manuscrits enluminés — ces livres de toute nature ont rejoint les bibliothèques de particuliers (du simple juriste au souverain) ou d’institutions (collèges universitaires, chapitres cathédraux, monastères) —, les actes administratifs et économiques du quotidien peuvent être aussi ornés, voire décorés d’illustrations signifiantes ou faisant appel à l’imaginaire. Ces chartes, scellées d’un sceau qui garantit leur validité, ont l’avantage d’être parfaitement datées, d’avoir un émetteur et un récepteur identifiés, tous éléments qui manquent cruellement dans les manuscrits. Aussi leur examen approfondi est-il important pour évaluer le goût des contemporains pour les décors et les images, connaître l’évolution de l’iconographie retenue, repérer les circulations de modèles, retracer le parcours et l’itinérance des scribes-dessinateurs. Objet d’histoire totale, l’illustration des chartes est encore un sujet de recherche largement ouvert. Seules les réalisations d’apparat, notamment pour les rois de France et les princes, sont bien connues ; leur iconographie et leurs usages sont mieux balisés. Le réservoir d’images est immense, pour qui veut bien les chercher, car le Moyen Âge a produit des milliers d’actes chaque année.

Ce séjour de recherche m’a offert la possibilité de me concentrer sur le XIII^e siècle et le début du XIV^e siècle. Durant cette longue période, le développement de l’ornementation des initiales a été foisonnant et universel, en même temps qu’apparaît vers 1270, puis fleurit, jusque vers 1330-1340, une iconographie partagée d’abord par les scribes du Val de Loire, de Normandie, du Bassin parisien, de Bourgogne, de Picardie et de Champagne, puis de la comté de Bourgogne, de l’Auvergne, du Toulousain, etc. Les visages humains, vus de face, de trois quarts ou de profil, esquissés ou élaborés, s’articulent aux initiales des actes. Dans une moindre mesure, les scribes utilisent un répertoire animalier (chiens de chasse, oiseaux, dragons, poissons, lièvres, lions), le plus souvent en combinaison avec la représentation humaine, ou avec des emblèmes représentant le pouvoir dont dépend le territoire concerné, comme la fleur de lys pour le royaume de France.

Ce mouvement de fond de l’illustration, qui devient animée, vivante, signifiante, après le règne de Saint Louis, est précédé de plusieurs décennies de mise en valeur des actes par une mise en page, une écriture et une décoration des initiales qui sont mal connues, alors qu’elles préparent le terrain à l’aventure des initiales humanisées et animalières. L’enquête a permis de déterminer des prototypes, leurs aires de circulation, leurs évolutions, mais aussi de les attribuer à des notaires et des scribes identifiables et très mobiles, passant d’un employeur à un autre. Sur demande ou non de leur commanditaire, les scribes ont la possibilité de réutiliser leurs modèles à volonté ou bien de les complexifier au fur et à mesure du temps, jusqu’à l’exubérance (ill. 1 et 2). Ils peuvent aussi révolutionner leur art comme ce notaire du roi de France, Philippe III le Hardi, qui transforme complètement la force évocatrice des initiales du nom du roi, en introduisant le visage humain et le regard au cœur d’initiales filigranées qui n’étaient jusque-là ornées que de l’emblème capétien par excellence, la fleur de lys (ill. 3 et 4).

La rapide dissémination du visage humain ou de l’animal dans l’ornementation des initiales des chartes à partir de 1269, sur de vastes territoires limitrophes, permet de conclure à un mouvement générationnel. L’intensification de la production de manuscrits qui a été identifiée après 1250 dans l’espace français a eu des répercussions sur la production des chartes, avec un temps de latence, en introduisant des motifs iconographiques complètement absents jusque-là. À un moment où explosait la production de l’écrit par les juridictions en charge de l’authentification des contrats (officialités épiscopales et archidiaconales, prévôtés royales) et par les autorités disposant d’un sceau faisant foi (le roi, les seigneurs, les évêques, les chapitres des cathédrales, etc.), le travail et les innovations des enlumineurs et des scribes calligraphes de manuscrits ne pouvaient pas être sans conséquence sur l’ornementation des chartes de la fin du XIII^e siècle. Comme une lame de fond, le visage s’empare des lettres initiales ou des lettrines du texte, de manière subtile, intégré au tracé de la lettre. Vu de profil ou de face, barbu ou glabre, réaliste ou cocasse, l’homme fait face au lecteur de la charte et à son commanditaire qui a payé la réalisation de cet acte juridique authentique, preuve en justice (ill. 5 et 6).

Dans l’exécution des chartes ornées, l’art du manuscrit n’est jamais loin. Car malgré les différences de technique — les dessins des chartes sont réalisés de la même encre que le reste du texte et du même jet —, la mise en forme du parchemin et sa réglure, la calligraphie souvent très soignée de ces chartes ornées, l’emploi de bordures décoratives jusqu’en plein cœur du XIV^e siècle, les motifs grotesques qui s’y maintiennent fort longtemps les rapprochent de la production des œuvres littéraires, poétiques, théologiques ou juridiques qui inondent les milieux urbains, là même où officient les juridictions émettrices des chartes. Plus largement, l’imaginaire à l’œuvre sur les sculptures et les plafonds peints des bâtiments, mais aussi celui que véhiculent fabliaux, romans et œuvres moralisantes irradie l’écrit officiel (ill. 7). L’image est un moyen de communication direct pour l’auteur de l’acte qui veut faire passer un message ou notifier à son destinataire l’importance de sa décision. L’image, associée à un savoir-faire calligraphique, est également un mode de valorisation du travail du notaire ou du scribe qui se signalent ainsi à leurs clients potentiels et justifient leur rétribution.

Les résultats de cette recherche au long cours menée aux Treilles donneront lieu à deux articles à paraître prochainement : l’un sur l’émergence du visage dans les chartes du XIII^e siècle, en lien avec le parcours professionnel d’un scribe des années 1273-1285 qui a pu être identifié sur trois fonctions différentes ; l’autre sur un notaire parisien des années 1240-1270 qui a créé un style d’ornementation des chartes très reconnaissable et qui a pu lui aussi être identifié à plusieurs postes.

Initiale U, 2 septembre 1270 (Archives Nationales).

Initiales PH, mai 1272 (Archives Nationales)

Initiales PH, juillet 1272 (Archives Nationales).

Initiale U, 24 juin 1278 (Archives Nationales).

Initiale O, novembre 1291 (Archives nationales).

Initiale H, 10 juin 1293 (Archives Nationales)