La Maison des Chênes, épisode 1 : “Il y a ce village” – Sylvie Doizelet
« La Maison des Chênes » du 1er mars au 30 avril 2023, Episode 1.
Il y a ce village
On dirait l’orage, mais ce n’est pas l’orage.
On est vendredi soir et le domaine est désert. Pas tout à fait : à un kilomètre, au sud, la maison du gardien. Et puis les animaux. Alors que la nuit tombe – nous sommes début mars – je me dis que je n’ai jamais entendu le bruit que fait un sanglier lorsqu’il court, ou marche tranquillement, ou s’alarme. Récemment j’ai lu : « Les cris du sanglier sont au nombre de neuf : il grommelle, nasille, couine, grogne, souffle, gémit… » Il n’y a là que six sortes de sons, et des points de suspension remplacent les trois verbes manquants. De toute manière ce savoir livresque ne me servira à rien demain si au cours de ma promenade dans les profondeurs du domaine désert l’une de ces bêtes me croise et que ma tête ne lui revient pas. On dit qu’il faut s’empresser de grimper à un arbre si possible. À défaut, se coller contre le tronc. Je m’imaginais plutôt engager le dialogue, mais il paraît que ce n’est pas conseillé.
Je m’égare.
On dirait l’orage mais ce n’est pas l’orage.
Pour mon premier week-end seule ici, on m’a prévenue que des grondements se feront certainement entendre, il ne faut pas que je m’inquiète, il s’agit juste d’entraînements diurnes et nocturnes dans le camp militaire voisin, Canjuers.
Ainsi la nuit j’ai écouté ce grondement qui ressemble au tonnerre lorsqu’il est lointain, et de temps en temps un coup violent, toute une gamme de sons à la fois familiers et étranges, comme si un dieu s’exerçait à créer l’orage, ou un alien à le re-créer, l’imiter.
La bande sonore m’a accompagnée tout le week-end et le lundi arrivé, je savais que le roman que j’étais venue écrire ici était commencé. Il ne manquait plus que quelques mots pour allumer la mèche, et ces quelques mots, je les ai entendus dans l’après-midi, prononcés par l’une des Dames de la Grande-Maison. « Il y a ce village, qui a été évacué pour agrandir la zone de sécurité autour du camp de Canjuers. »
Il y a ce village…
À moi maintenant d’en savoir plus sur lui. Brovès. Un nom étrange dont il est difficile de se souvenir. Ça tombe bien, puisqu’il n’existe plus.
≈≈≈
La magie a opéré. Celle du lieu – Les Treilles – qui depuis des décennies attire, accueille nourrit, et qu’est-il, ce lieu ? Un point géographique, un climat, un paysage, les maisons construites sur le domaine, la mienne, « la maison des chênes », les personnes qui le font vivre, font circuler la vie. Les Maures à l’horizon. Les animaux, les sculptures, les arbres, les couleurs et senteurs. De nombreux résidents ou ‘séminaristes’ qui m’ont précédée ici ont dit tout cela, avec la poésie que le lieu exige, et je n’essaierai pas de faire mieux, ni même aussi bien. Ou alors ce sera plus tard, non pas en quelques pages mais en un livre entier.
Aujourd’hui je me contente donc de dire que la magie du lieu a opéré. Le village du Var disparu, rayé de la carte par décret en août 1970 – est devenu un village anglais, effacé lui aussi, encore plus complètement que celui d’ici. Dans mon roman, on ne sait pas même où il se situe, ni pourquoi il a fallu évacuer les habitants – il faut bien une histoire, une énigme, bombarder le lecteur de questions. Pendant tout le mois de mars, les grondements se sont fait entendre (parfois mêlés à ceux d’un vrai tonnerre, un vrai orage) et m’ont dicté l’histoire, qui s’est révélée assez terrible. Le contraste ne saurait être plus grand entre l’harmonie bénéfique du domaine des Treilles et la violence qui s’est imposée, page après page. Un mystère pour moi, que je ne peux que noter sans chercher à l’éclaircir. Au contraire. J’aime l’idée qu’un son (ce grondement) et quelques mots (Il y a ce village) suffisent pour ouvrir une porte – et par cette porte s’engouffrent ceux dont l’histoire doit être racontée.
Sylvie Doizelet, Boulogne-sur-Mer (985 km à vol d’oiseau des Treilles), Dimanche 11 juin 2023
(à suivre : épisode 2 : « mention spéciale »)

Rue du village de Brovès © Michel Royon
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
ldiebold (14 juin 2023). La Maison des Chênes, épisode 1 : “Il y a ce village” – Sylvie Doizelet. Les carnets de la Fondation des Treilles. Consulté le 26 mars 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/qv80