Solidarités communautaires. Réseaux d’entraide des minorités et diasporas catholiques, protestantes et juives dans l’Europe des 16e-18e siècles

Séminaire organisé par Mathilde Monge du 22 au 27 juillet 2024.

Participants

Mathilde MONGE (Université Toulouse 2 Jean Jaurès – Toulouse, France), Erica BOERSMA (independent researcher [retired, formaly Leiden University] – Leyde, Pays-Bas), Marion DESCHAMP (Centre de recherche universitaire lorrain d’histoire (CRULH) – Université de Lorraine – Metz, France), Indravati FÉLICITÉ (Friedrich-Alexander-Universität Erlangen-Nürnberg – Erlangen, Allemagne), Michaël GASPERONI (Centre Roland Mousnier (UMR8596) – Paris, France), Naïma GHERMANI (Université Grenoble Alpes – Gières, France), Mathieu GRENET (INU Champollion – Albi, France), Lionel LABORIE (Université de Leyde – Leyde, Pays-Bas), Marie LEVANT (Institut français du Proche-Orient – Beyrouth, Liban), Oriane MANIGAULT (Université Toulouse Jean Jaurès  – Toulouse, France), Davide MANO (CNRS – CRH EHESS – Paris, France), Natalia MUCHNIK (CNRS – CRH EHESS – Paris, France), Igor PEREZ-TOSTADO (Universidad Pablo de Olavide de Sevilla – Sevilla, Espagne), Beryl PRENEN (Universiteit Leiden, Instutuut voor Geschiedenis – Leyde, Pays-Bas), Raphaël TOURTET (Centre de recherche universitaire lorrain d’histoire (CRULH) – Université de Lorraine – Nancy, France).

Résumé

Jan Luyken, « Fuite des protestants de France », gravure, 1685-1712. Source : Leiden University Libraries, BWB 653

Lors du séjour à la Fondation des Treilles, l’équipe du projet ANR SOLIDAMIN a travaillé sur un ouvrage collectif dédié aux réseaux d’entraide des minorités religieuses en Europe (16ᵉ-18ᵉ siècles). Les discussions ont permis de structurer les chapitres, d’intégrer des bases de données en ligne et d’affiner la méthodologie, notamment grâce à des apports extérieurs. Ces échanges ont clarifié des points clés et ouvert de nouvelles perspectives sur les pratiques de solidarité transnationale et leur rôle dans la construction des diasporas.

Compte rendu

Accueillie à la Fondation des Treilles du 22 au 27 juillet 2024, l’équipe du programme ANR SOLIDAMIN (« Solidarités communautaires. Réseaux d’entraide des minorités et diasporas catholiques, protestantes et juives dans l’Europe des 16^e-18^e siècles ») a pleinement mis à profit ce séjour pour avancer de manière significative dans la conception et la rédaction d’un ouvrage de synthèse à paraître en 2026 [1]. La semaine de travail a rassemblé onze membres du projet – dix historiennes et historiens des universités françaises, espagnoles et néerlandaises et une ingénieure d’études spécialisée en géomatique, Oriane Manigault – ainsi que quatre discutantes et discutants : Marie Levant (Beyrouth) et Indravati Félicité (Erlangen), discutantes « senior », ainsi que Beryl Prenen (Leiden) et Raphaël Tourtet (Metz), doctorant.e et discutantes « junior ».

Le programme SOLIDAMIN étudie la manière dont les pratiques d’entraide permettent aux minorités religieuses et diasporiques de construire leur appartenance collective à travers l’Europe de l’époque moderne. Il propose une analyse transversale et comparative d’opérations de secours très variées concernant des communautés dispersées. Au milieu du XVIIe siècle par exemple, les massacres commis par les cosaques de Chmielnicki contre les juifs de Pologne-Lituanie (1648) suscitent une vaste campagne d’aide à l’échelle du continent, de la même manière que les réfugiés protestants victimes de la guerre de Trente Ans (1616-1648) reçoivent les secours de coreligionnaires d’Angleterre et des Provinces-Unies ^[2]. Indépendamment des périodes de catastrophe, les quêteurs de tous horizons parcourent ordinairement l’Europe.

Ces pratiques de solidarité sont assez communes à l’âge où les ruptures confessionnelles et les guerres déchirent le continent [3]. Les membres du groupe de recherche s’intéressent en particulier aux protestants calvinistes (huguenots, wallons), aux juifs (judéo-ibériques, juifs italiens) et aux catholiques (catholiques britanniques exilés, catholiques orientaux). Dans ce contexte marqué par les persécutions s’affirment des identités communautaires, alors que de plus en plus d’instruments techniques et financiers permettant de maintenir le lien social par-delà la distance. De grandes collectes et des opérations de secours internationales maillent le continent d’une trame complexe, au sein de laquelle circulent capitaux, personnes, informations et savoir-faire.

Pour autant, contrairement au modèle « humanitaire » actuel, les secours à l’époque moderne s’adressent aux coreligionnaires, à ceux qui sont proches qui plus est, la charité étant de plus en plus localisée [4] : les récipiendaires sont idéalement une population appartenant à la paroisse, la communauté ou l’Église locale, ou la ville,  dont la conformité à des normes de comportement est contrôlée. Ainsi la solidarité avec ceux qui se trouvent loin, plus rare et à rebours de cette tendance, permet de présupposer, ou de construire, une proximité à distance.

Ce projet, qui se place dans une perspective d’histoire sociale transnationale, est novateur par son approche globale et comparative des réseaux de solidarité de cette période. Il postule que les circulations de biens, de personnes et de valeurs structurent les groupes minoritaires, définissent les « territoires » des diasporas à travers la connexion des individus et des communautés. En retour, il interroge les régimes de signification et de légitimation de la solidarité, en tant que la circulation des flux financiers, la normalisation des critères d’attribution de l’aide ou encore les infrastructures concrètes de la bienfaisance concourent à dessiner les frontières du collectif. À travers ces circulations s’expriment en effet des identités collectives, qu’elles soient revendiquées, assignées ou fantasmées, mais aussi se consolident ou de fragilisent des groupes sociaux constitués.

Le temps offert par ces cinq journées de travail aux Treilles a permis d’avancer sur plusieurs fronts, lors de séances de travail de formats varié.

L’équipe a discuté les propositions des cinq chapitres de l’ouvrage – « Des mots pour le dire », « Dispositifs de l’entraide », « Intermédiaires », « Grammaire de la solidarité » et « Territoires et réseaux ». Chacun d’entre eux avait été pensé collectivement en séminaire puis confié à leurs auteurs, chargés de rédiger une première ébauche. Ces versions ont été discutées collectivement afin d’en densifier l’argumentaire et l’exempliers, mais aussi d’en éluder les redites. Ces séances font de l’ouvrage une œuvre collective plus qu’une collection de travaux individuels, un travail qui se poursuit aujourd’hui dans le séminaire mensuel du projet SOLIDAMIN.

Le temps collectif a permis de penser l’architecture de l’ouvrage, depuis l’équilibrage global jusqu’au jeu des renvois entre les chapitres, en passant par la mise en commun d’une abondante bibliographie. Le choix de publier l’ouvrage en anglais pose également des défis méthodologiques, heuristiques, et même éditoriaux, discutés collectivement. Sur ce point particulier, la présence de plusieurs discutants extérieurs au projet a permis de progresser à la lumière du regard neuf qu’ils posaient sur les questions soulevées.

Plus spécifiquement confiée à une ingénieure de recherche rattachée de longue date au projet SOLIDAMIN, les membres ont travaillé l’articulation de l’ouvrage de synthèse à un système d’information en cours de constitution accessible par un site internet. D’une part, le renseignement et l’exploitation, dans le cadre de la rédaction des différents chapitres, des bases de données documentaire hébergées sur le site. D’autre part, l’identification d’un certain nombre de notices dont la rédaction est confiée aux membres du projet ainsi qu’à divers autres collègues sollicités de manière ponctuelle.

Le séjour à la Fondation des Treilles a permis de clarifier certains points de l’analyse, tout en ouvrant de nouvelles perspectives, notamment à la lumière des comparaisons entre les différents groupes religieux considérés.

Un enjeu important concerne le choix d’une approche centrée sur les circulations elles-mêmes, plutôt que sur les acteurs identifiés (ou simplement réputés) comme centraux dans l’économie de l’assistance à l’échelle de tel ou tel groupe. Reconnaître le protagonisme de ces opérations revient à en livrer une étude « par le bas », articulée à l’étude fine des dispositifs, des techniques et des compétences mises en œuvre. Une telle approche permet donc de se garder d’hypostasier la solidarité comme « valeur » propre à un groupe donné, tout en envisageant la géographie mouvante de la solidarité comme distincte de celle de l’exil. Elle permet également de pointer, d’un cas à l’autre, ressemblances, motifs et variations, et donc de tenir à distance les deux tentations du régime comparatif que sont l’exceptionnalisme et l’analogie.

Une attention particulière a également été portée aux régimes normatifs que secrètent les dispositifs de l’entraide, qu’il s’agisse de contrôler la collecte et/ou la distribution, d’acheminer biens et fonds, ou encore de s’assurer de la bonne application d’éventuelles clauses de legs. Mais ces normes s’étendent aussi aux comportements des individus, avec notamment la codification d’une « morale de la solidarité » dont le volet disciplinaire demeure relativement méconnu : dès avant l’autonomisation d’une « raison humanitaire » aux prétentions universalistes, cet ethos charitable modèle aussi bien les comportements de ceux qui dispensent leurs secours que de ceux qui en bénéficient, sans oublier bien sûr la galerie, vaste et diversifiée, de ces intermédiaires auxquels le projet SOLIDAMIN accorde une place centrale dans l’analyse – là encore, en rupture avec une conception classiquement dialectique de la charité.

Auteurs du rapport : Mathieu Grenet, Mathilde Monge

[1] Membres participants du projet : Erika Boersma (chercheuse indépendante, U. Leiden), Marion Deschamp (U. Lorraine), Michaël Gasperoni (CNRS), Naïma Ghermani (U. Grenoble-Alpes), Mathieu Grenet (U. Toulouse 2 Jean-Jaurès)Lionel Laborie (U. Leyde), Davide Mano (CNRS), Mathilde Monge (U. Toulouse 2 Jean-Jaurès), Natalia Muchnik (EHESS), Igor Perez-Tostado (Université de Séville), en ligne : Thomas Glesener (U. Aix-Marseille).

[2] Teller Adam, Rescue the Surviving Souls: The Great Jewish Refugee Crisis of the Seventeenth Century, Princeton, Princeton University Press, 2020. Grell Ole Peter, Brethren in Christ : A Calvinist Network in Reformation Europe, Cambridge, Cambridge University Press, 2011.

[3] Nous employons le terme « solidarité », dans le sens de responsabilité mutuelle et par extension, aide. Le terme est certes anachronique, mais permet de désigner de manière englobante toutes les pratiques et les discours d’aide et d’entraide. La charité (comme motivation, ou comme métonymie) est évidemment omniprésente.

[4] Parmi l’immense bibliographie, voir dernièrement King Steven et Winter Anne (éd.), Migration, settlement and belonging in Europe, 1500-1930s :  comparative perspectives, New York, Berghahn, 2013.