La Grande guerre des prénoms : Victoire, Joffrette et les autres

Petit séjour d’étude de Baptiste Coulmont (Ecole Normale supérieure Paris Saclay, Gif sur Yvette, France) et Nicolas Todd (UMR 7206 : Eco-anthropologie (EA), Paris, France).

Résumé

https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b10051794q/f1.item

Alors que le choix des prénoms obéit déjà aux mécanismes de la mode, faite d’engouement pour la nouveauté et de différenciation sociale des goûts, la Première Guerre mondiale vient à la fois remettre en question et accentuer les dynamiques à l’œuvre en temps de paix. Si la mode est en partie cassée à l’entrée en guerre, parce que les enfants reçoivent le prénom de soldats partis au combat, certains prénoms « patriotiques » font l’objet, pendant un moment, d’un engouement particulier. L’étude de ces prénoms est potentiellement riche d’enseignements sur l’attitude de la population pendant la guerre.

Compte-rendu

L’objectif principal du séjour était d’avancer dans la préparation d’un ouvrage sur le choix des prénoms pendant la Première Guerre mondiale. Nous avons concentré nos efforts sur deux points :

• Étude de la méthode des cas-contrôles appariés.

Nous utilisons cette méthode dans le cadre de l’étude d’une mode éphémère, largement concentrée dans la première moitié de 1915 : celle des prénoms Joffre et Joffrette, évidemment inconnus avant la guerre et donnés pendant celle-ci en l’honneur du général en chef français, Joseph Joffre. Notre hypothèse est celle d’un lien causal direct entre une faible exposition du père au risque et le choix de ce prénom patriotique. En bref, que des pères considérés à tort ou à raison comme des « embusqués » ont « compensé » en appelant leur enfant Joffre.tte. Afin de tester cette hypothèse, nous avons constitué à partir du Fichier des Personnes Décédées de l’INSEE un échantillon de Joffre.tte et un échantillon de naissances « contrôles », appariées sur le département et la date de naissance. Nous utilisons le cadre des Graphes Acycliques Dirigés (DAGs ; Pearl et al. 2016) afin de modéliser les relations causales entre variables observées (profession, âge, affectation militaire, choix du prénom Joffre.tte) ou non (opinions politiques). Nos deux premières journées ont été consacrées à l’étude des conséquences de l’appariement sur les distributions observées dans les échantillons de cas et de contrôles, et sur la manière d’ajuster en conséquence les analyses dans le cadre du formalisme des DAGs (e.g. Mansournia 2013).

• Étude de la géographie des prénoms patriotiques

Les deux journées suivantes ont été consacrées à la constitution d’un jeu de données utilisable, à partir de plusieurs bases de données à l’échelle communale. Principalement :

• Le Fichier des personnes décédées (INSEE)
• Le fichier des résultats électoraux aux élections législatives d’avril-mai 1914, compilé par Cagé et Piketty (2023)

Le principal problème est d’ordre pratique, et lié aux variations de la géographie administrative :  entre 1914 et aujourd’hui certaines communes disparaissent, d’autres sont créées. Ainsi la géographie administrative diffère d’une base de données à l’autre. Le Fichier des personnes décédées, enregistrant en continu les décès survenus en France depuis 1970, utilise quant à lui concurremment des codes géographiques périmés et des codes actuels.

Cette base de données nous permettra l’étude approfondie de la géographie des prénoms patriotiques pendant la Grande Guerre, complément indispensable à l’étude cas-contrôle, et de tester l’association entre le choix des prénoms patriotiques étudiés et certaines caractéristiques des communes (taille de la population, réceptivité à l’innovation en matière de prénomination, tendances politique majoritaire en 1914, l’éloignement à la ligne de front, etc.).

La dernière journée a été consacré à de premières analyses à la fois sur des données réelles et simulées.

• Pour les cas-contrôle appariés, nous étudions sur des simulations la force de l’interaction entre un effet de mode pure (variation de la propension à recevoir un prénom patriotique en fonction de la seule date de naissance) et le lien mécanique entre exposition au risque du père et date de naissance (les enfants nés après mai 1915 – i.e. conçus après août 1914 – étant nécessairement issus de pères moins exposés au risque), et l’effet sur cette interaction de l’appariement sur la date de naissance.
• Pour l’analyse géographique, nous comparons la popularité de trois prénoms (Joffrette, France et Victoire) en 1914 et 1915. Il ressort de nos analyses préliminaires que ces trois prénoms patriotiques a priori substituables ne le sont pas, étant manifestement choisis par des parents différents. Ainsi :
  • « Victoire », prénom en net déclin, est choisi autant dans les petits villages que dans les grandes villes, dans les zones sensibles à l’attrait de la mode que dans les zones rétives à l’innovation en matière de prénom.
  • « France » est un prénom plus fréquemment donné dans les grands centres urbains que dans les campagnes, et près de quatre fois plus dans les zones qui choisissent habituellement des prénoms à la mode que dans les zones attachées à des prénoms déjà en cours d’abandon.
  • « Joffrette », enfin, n’est presque jamais donné dans les grandes villes, et est retrouvé dans les petits villages et petites villes ouverts à la nouveauté.

Références

Mansournia, M. A., Hernán, M. A., & Greenland, S. (2013), Matched designs and causal diagrams.International Journal of Epidemiology, 42(3), 860-869.

Pearl, J., Glymour, M., & Jewell, N. P. (2016), Causal inference in statistics: A primer, John Wiley & Sons.

Piketty, T., & Cagé, J. (2023), Une histoire du conflit politique: Elections et inégalités sociales en France, 1789-2022, Paris, Le Seuil.